Aujourd’hui, en France, on estime qu’environ 700 000 élèves sont victimes de harcèlement scolaire, soit 5 à 6% des élèves. Plus de la moitié d’entre eux seraient touchés par des actes de cyberviolence. Il existe un numéro vert, le 3020, pour dire “non au harcèlement”.
“Les enfants victimes de harcèlement sont généralement des personnes hyperperceptives, explique Françoise Deniort Jasmin, psychologue référente des Centres Relier, partenaires de Make.org dans la Grande Cause pour la Protection de l’Enfance. Ils comprennent très facilement ce qui se passe autour d’eux, et ils agissent toujours avec cœur et passion, ce qui peut perturber ceux qui ne s'autorisent pas toujours à se comporter ainsi. Chez ces enfants-là, ce qui l’emporte, c’est l’empathie : ils savent que le harceleur ne va pas bien, mais ils pensent que s’ils en parlent à certains adultes, cela va déclencher des choses compliquées, or ils n’ont pas envie de déranger, au contraire, ils veulent protéger. Ils pensent qu’ils vont pouvoir résoudre le problème tout seuls. Mais ils ne se rendent pas compte que leur corps et leur esprit s’affaiblissent. Ils vont finir par culpabiliser, se remettre en question, se dire qu’ils ne servent à rien. C’est là qu’il y a un risque de passage à l’acte.”
Jonathan, qui va avoir 19 ans dans quelques jours, a été harcelé pendant plusieurs années à l’école primaire et au collège et a mis beaucoup de temps à s’en remettre. Il a souhaité témoigner pour dire à tous les enfants victimes de harcèlement qu’ “il n’y a pas de honte à avoir” et que “le meilleur moyen d’en guérir, c’est d’en parler”.
“Je veux dire aux gens : je m’appelle Jonathan, j’ai été harcelé, c’est mon histoire. Cela fait partie de moi, je l’ai accepté, je suis comme ça. Si j’arrive à devenir comédien comme je le souhaite, j’aurai tout le temps d’entrer dans la peau d’un personnage. Mais cette histoire-là, c’est la mienne, je ne veux pas porter de masque.
Le harcèlement a commencé en CM2. Un camarade a mis le feu aux toilettes de l’école et il a essayé de me faire porter le chapeau. Il a été renvoyé provisoirement de l’école. Quand il est revenu, il a commencé à raconter des choses sur moi à d’autres élèves, puis ils se sont mis à m’insulter, me cracher dessus, me faire des croche-pieds dans les couloirs, me voler mes affaires…
En 6e, ça s’est étendu à deux ou trois autres classes, qui s’en sont prises à moi : des insultes, des coups du matin au soir. A la piscine, on m’a poussé dans le bassin en me donnant des coups de planche dans le dos. Le garçon qui avait initié le harcèlement a quitté le collège, mais d’autres ont pris le relais, ça prenait de plus en plus d’ampleur. Des gens que je ne connaissais pas se moquaient de moi. On m’a fracassé mon casier, on m’a suspendu par les pieds au filet de volley jusqu’à ce qu’un professeur me trouve… Quand on se retrouve sur une table de pique-nique dans la cour du collège à se faire fracasser par 5 ou 6 élèves en même temps, il y a quand même un problème ! Le matin, je n’avais pas envie d’aller en cours, j’avais peur de l’école, je me rendais malade exprès.
Au début, quand j’en parlais à ma prof, elle ne me croyait pas. Elle a convoqué mes parents pour dire que j’étais un élément perturbateur. Le principal adjoint disait “je vais m’en occuper”, mais il ne faisait rien. Le seul endroit où je pouvais me réfugier au collège était le CDI, la documentaliste, elle, me croyait. En 5e, lors d’un voyage scolaire en Angleterre, sur le ferry, les élèves me disaient “on va te jeter par-dessus bord”. J’en ai parlé à mon prof, mais il m’a dit que c’était une plaisanterie. Pour les enseignants, les CPE, c’était juste du chahut, il n’y avait pas matière à s’alarmer. Personne n’a réagi. Donc j’ai arrêté d’en parler, parce que j’avais perdu confiance dans les adultes.
En 4e, le harceleur est revenu au collège. Et un jour, il est venu dans mon quartier avec une serpe. Je faisais du vélo avec ma sœur. Il m’a lancé la serpe dessus, et, heureusement, m’a loupé. Mes parents ont porté plainte, ça s’est terminé au tribunal. Mes parents ont aussi fait appel à une association pour me faire changer d’établissement.
Le harcèlement s’est enfin arrêté. Mais j’en ai subi le contrecoup : je suis devenu bagarreur, je me mettais très facilement en colère, alors que ce n’est pas du tout ma nature. Dès qu’on me disait quelque chose, je partais au quart de tour. Mes notes étaient catastrophiques, je ne travaillais pas du tout, je ne voyais plus du tout l’intérêt de l’école, parfois je n’y allais même pas.
En 4e, le principal du collège a convoqué mes parents pour m’orienter en lycée professionnel : on apprenait l’informatique, l’électricité, la pneumatique… Moi, je faisais du dessin, de la guitare, je voulais devenir comédien, faire du cinéma. Mais mon professeur principal pensait que ce n’était pas un métier, donc je suis parti en CAP de transport routier (plusieurs personnes dans ma famille sont routiers). Ca ne m’intéressait pas du tout. Dès que j’ai eu mon CAP, j’ai dit à mes parents que j’arrêtais. Et j’ai commencé à écrire des dessins animés et à faire des petits boulots pour des films, des voix, du son, de la figuration…
J’ai mis beaucoup de temps à me remettre du harcèlement. J’ai vu plusieurs psychologues, mais j’étais dans ma bulle, je n’avais pas envie d’en parler. Quand le harcèlement s’est arrêté, je pensais que c’était passé, je voulais enfin commencer à vivre. Mais je ne m’étais pas rendu compte que j’en souffrais encore.
Récemment, j’ai recroisé à une soirée d’anniversaire cet ancien camarade de classe qui m’avait harcelé. J’ai eu la force de lui reprocher ce qu’il m’avait fait. Je lui ai demandé de m’expliquer pourquoi il avait fait ça, j’avais besoin de comprendre. Il m’a répondu “désolée, j’étais jeune, je ne savais pas trop ce que je faisais”. Il m’a demandé de lui pardonner. J’ai accepté, mais je lui ai dit que je ne pouvais pas oublier.
J’ai longtemps pensé que c’était de ma faute. Les surveillants, les profs, disaient : si Jonathan a des problèmes avec ses camarades, c’est qu’il l’a bien cherché. A cette époque-là, j’étais quelqu’un de solitaire, je ne cherchais pas vraiment à me faire des amis. Je passais mon temps au CDI à lire des BD, des romans, je n’embêtais personne. Quelques enfants ont essayé de devenir mes amis, mais je les ai repoussés, je n’avais absolument pas confiance.
Je me demandais si mon harceleur était juste méchant, ou si c’était moi qui avais un problème. Après réflexion, je me suis rendu compte que j’avais quelque chose que lui n’avait pas : moi j’avais une stabilité familiale, des parents aimants et présents, qui venaient me chercher à l’école et assistaient aux spectacles, ma mère faisait des gâteaux pour la kermesse, alors que ses parents à lui n’étaient jamais là, il n’y avait pas d’amour chez lui, il était malheureux. Il avait besoin d’être harceleur pour exister. On le voit chez tous les manipulateurs, les agresseurs : ils ont besoin d’être néfastes pour exister, car sans ça, ils ne sont rien.
J’ai compris qu’un enfant harceleur ne fait pas ça sans raison. A cet âge-là, on n’est pas juste gentil ou juste méchant. Or on va souvent avoir tendance à vouloir aider l’enfant harcelé, le protéger. Et on va accabler l’enfant harceleur, qui sera de plus en plus perdu et malheureux. Il faut s’occuper autant des harcelés que des harceleurs.
Ce que j’ai vécu m’a traumatisé. Ça a totalement changé ma vision du monde, de l’être humain, qui sait se montrer gentil, généreux, sympa, mais qui peut aussi être quelqu’un de très cruel, surtout les enfants…
Tout cela a fait ce que je suis devenu. Mais aujourd’hui, je vais beaucoup mieux. J’ai des amis sur qui je peux vraiment compter. Quand j’ai la possibilité d’exercer le métier de comédien, je suis dans mon élément, je vis ma vie comme je l’entends. Les gens néfastes, je les reconnais à des kilomètres, je ne laisse plus personne m’atteindre. Si j’ai un message à faire passer, c’est qu’on peut se sortir du harcèlement, mais qu’il ne faut pas hésiter à en parler tout de suite, à demander de l’aide. Il ne faut pas baisser les bras.
Je n’ai que 18 ans, presque 19. J’ai largement la vie devant moi. Et tout le temps d’être heureux.”