Tribune publiée dans Le Monde le 15 janvier 2019
Comme beaucoup de citoyens, nous ne pouvons que saluer l’initiative du vaste débat national lancée par le président de la République. Après de longues semaines de confrontations, de violences, et alors qu’une grande majorité de Français assistent avec inquiétude au délitement de notre démocratie représentative, une porte de sortie s’esquisse peut-être enfin… Emmanuel Macron peut y voir l’occasion de rassembler le pays. Encore faut-il qu’il se donne tous les moyens de le réussir. Rien ne serait pire que d’impliquer des millions de citoyens dans un dialogue de sourds.
Sans méthode objective, la démarche conduirait à encore plus de frustrations et à un sentiment de dislocation de notre communauté nationale. Pour le gouvernement, la boîte à idées deviendrait vite une boîte à gifles. Ce grand débat doit être celui de la réconciliation nationale. La discussion, qui va certes naître dans les mairies et autres lieux réels de vie commune, aura majoritairement lieu sur le numérique, là où les « gilets jaunes » sont nés et se retrouvent chaque jour.
Ces consultations en ligne sont une chance inouïe de faire participer des millions de citoyens, mais maniées sans précautions, elles exposent aussi le processus entier à un risque d’échec majeur. Pour ne pas être techniquement inefficace, ou démocratiquement dangereux, le volet numérique du grand débat national doit absolument satisfaire au moins trois exigences, car la tension du pays ne supportera aucun amateurisme ni aucune naïveté.
Première exigence, chaque Français devra avoir la même chance de participer et de proposer ses idées. Cela suppose une solide méthode pour, d’une part, aller chercher des centaines de milliers de citoyens de façon représentative (et non pas seulement quelques milliers comme le font les consultations traditionnelles) et, d’autre part, empêcher des lobbys de fausser l’équité des votes en ligne.
A cet égard, un mauvais exemple s’est produit lors de la récente consultation numérique lancée par le Conseil économique social et environnemental (CESE), qui n’a réuni que 31 000 participants, et qui a été prise d’assaut par des mouvements proches de La Manif pour tous prônant l’abrogation de la loi Taubira ; une proposition pourtant absente des revendications des « gilets jaunes ».
Deuxième exigence, chaque idée citoyenne devra avoir la même chance d’émerger. Il y a une forme d’illusion numérique à croire qu’ouvrir un espace d’expression en ligne et s’assurer que tout le monde puisse s’y connecter suffit à garantir le caractère démocratique des débats. Trois règles s’imposent au minimum. D’une part, chaque proposition, quel que soit son ordre d’apparition ou sa date de publication, doit bénéficier d’une exposition équitable.
D’autre part, les contributions similaires doivent être regroupées pour que les votes des citoyens ne soient pas cannibalisés par des centaines de propositions ne représentant qu’une seule et même idée. Enfin, la synthèse des consultations doit être menée avec une exigence méthodologique maximale pour éviter toute contestation.
Troisième exigence, la consultation devra être totalement transparente sur la technologie et les algorithmes utilisés. Il ne peut pas y avoir de « boîte noire ». Autrement dit, il n’est pas concevable de demander aux Français de participer à une consultation en ligne sans ouvrir intégralement le « capot » de la machine qui va traiter leurs opinions. Ce qu’on appelle l’open source est ici une condition indispensable de confiance et de succès. Il est impératif que le gouvernement permette à tout un chacun d’avoir accès aux algorithmes et au code informatique utilisés pendant la consultation.
Seule cette transparence rendra possible la participation massive des Français. Si ces trois principales conditions ne sont pas réunies, et si la consultation numérique dérape, c’est le grand débat tout entier qui sera remis en cause. Et les conférences régionales citoyennes, qui seront réunies à la fin du processus, ne seront d’aucun recours pour rétablir sa crédibilité, car elles seront malheureusement nourries de résultats contestés.
Ces règles ne sont pas nouvelles. Elles sont pour la plupart inscrites dans l’Initiative pour une démocratie durable, qui a rassemblé le 12 novembre 2018 le gouvernement français et une trentaine de « Civic Tech » mondiales, expertes de la démocratie participative. Il est temps de les mettre en œuvre dans ce débat si important pour le pays.